Seule la démocratie sociale peut régénérer la démocratie représentative 20 avril 2023

Par Marc Deluzet

La crise ouverte par la promulgation au forceps de la réforme des retraites a révélé une crise profonde, sociale et politique. La crise de la démocratie représentative est liée à la très grande ignorance des enjeux liés à l’organisation du travail, et depuis 30 ans, à l’incapacité des partis à définir un projet face au réchauffement climatique. Un nouvelle forme de république est nécessaire, pour mieux lier la démocratie représentative avec la démocratie sociale et environnementale.

Ceux qui traitent les Français de fainéants sont de dangereux provocateurs

Il y a bien une crise sociale en France. Elle n’est pas fondée comme aux XVIIIème et XIXème siècles sur une crise de la subsistance qui conduit des pans entiers de la société à la famine. Même si des statistiques récentes indiquent que 40% de nos concitoyens les plus modestes sautent un repas par jour, particulièrement des femmes célibataires, des étudiants et des jeunes sans emploi.

La révolte sociale se déroule aujourd’hui sur le terrain des conditions et de l’organisation du travail, attisée par une partie de l’élite politique qui véhicule un certain nombre de clichés selon lesquels les Français seraient en pleine dérive égoïste et paresseuse : ils se détourneraient du travail, dans un déni du contexte économique international qui exige de travailler davantage, plus vite, plus fort, plus longtemps.

Il s’agit d’un contresens total qui repose sur un déni de la réalité sociale de la part des dirigeants et des élites économiques. La crise est d’autant plus vive que la France est le pays européen où la valeur travail est la plus forte. Les Français aiment leur travail, la France est aussi le pays aussi où la productivité horaire est l’une des plus élevée au monde, avant les Etats-Unis, l’Allemagne et la Japon (données OCDE 2020).

En fait, les Français rejettent massivement la façon dont les entreprises, managers et dirigeants les font travailler, très loin de leurs attentes. Ils cumulent un potentiel d’engagement professionnel très élevé avec une grande insatisfaction quant aux conditions dans lesquelles ils doivent opérer.

Tous les indicateurs sont orientés au rouge dans ce domaine. Notre pays est le champion européen du nombre d’accidents mortels et non mortels par habitant ; il est aussi en tête pour le pourcentage de salariés qui décèdent entre 45 et 60 ans ; ce taux, qui témoigne de maladies professionnelles plus nombreuses, concerne surtout les hommes de catégorie ouvrière, les fameux salariés de première ligne que l’on a « découvert » pendant la crise sanitaire, pour lesquels l’intensification féroce du travail physique, a concentré, plus que partout ailleurs, la pénibilité sur certains emplois et occasionné un grand nombre de troubles musculosquelettiques. L’excellence de notre système de soins en matière de réparation (et non de prévention) rééquilibre l’espérance de vie au-delà de 75 ans.

L’intensification touche aussi les métiers intellectuels, à travers les technologies numériques qui accélèrent les cadences, individualisent les tâches et réduisent les interactions avec les collègues. Ajoutons le maintien de pratiques managériales qui brident l’autonomie et la créativité des salariés.

Les effets sont délétères : usure professionnelle précoce avec mise en inactivité, sortie du marché du travail contrainte ; augmentation de l’absentéisme (25% en moyenne, +54% chez les jeunes sur les 5 dernières années) ; perte de sens du travail et désengagement professionnel ; refus d’augmenter l’âge de départ en retraite ; turnover et pénurie de main d’œuvre dans les secteurs les plus contraignants (restauration, conducteurs, secteur de la santé).

Accuser les Français de fainéantise, de déni de réalité économique, c’est refuser d’entendre la souffrance et les exigences du corps social qui demande à travailler mais revendique de meilleures conditions de travail et davantage d’autonomie.

Seule la démocratie sociale peut régénérer la démocratie représentative

Cette vieille question resurgit aujourd’hui sous une forme nouvelle. La démocratie représentative se meurt parce que la plupart des élus n’ont pas l’expérience et la connaissance des conditions de vie et de travail de ceux qu’ils représentent. La quasi-absence des catégories laborieuses, employées et ouvrières, au sein de la représentation politique nationale symbolise l’absence d’enracinement des élus dans le tissu professionnel et social du pays.

Les trois principaux partis politiques (LRM, LFI et RN) qui occupent aujourd’hui les fonctions représentatives sont des nébuleuses d’individus groupés autour d’un chef. Très peu sont impliqués personnellement dans des organisations sociales, syndicales ou associatives, qui contraindraient leur expression. Les propos extrêmes qui ressortent des joutes politiques – pour tancer les fainéants, les ultras riches qui se gavent ou les étrangers – ont en commun d’être hors sol et débranchés de la réalité concrète. Plus les propos sont détachés d’attaches sociales et laborieuses, plus ils sont radicaux. La république n’est plus aucunement sociale.

Il n’en a pas toujours été ainsi mais il faut remonter en 1848 pour retrouver l’espoir d’une république sociale. Début 1848, le roi Louis-Philippe a peu à peu rogné les contraintes démocratiques qui s’étaient imposées au début de son règne. Sous la pression des royalistes ultras qui rêvent d’un retour à l’Ancien régime, la liberté de la presse est remise en cause alors que la disette menace. La monarchie de Juillet vit ses dernières semaines. Les républicains libéraux emmenés par Lamartine veulent instaurer définitivement la république. Ils ont le soutien d’organisations collectives qui réunissent des ouvriers et des hommes du peuple, comme les gardes nationaux et des membres du mouvement ouvrier naissant. Février 1848, le roi part, le seconde République est proclamée. Avertis par l’expérience de juillet 1830, les organisations populaires imposent par la force un programme social : suffrage universel, ateliers nationaux, abolition de l’esclavage, parlement du travail. Pendant quelques mois, la République est à la fois démocratique et sociale. Hélas, les organisations ouvrières sont marginalisées aux élections suivantes, les libéraux l’emportent et se contentent d’une démocratie représentative ; ils laissent fermer les ateliers nationaux et abandonnent les organisations ouvrières qui les ont soutenus. La répression fera plusieurs milliers de morts. La seconde République perd son caractère social : la démocratie représentative s’impose avec des élus, qui n’ont pas de compte à rendre une fois l’élection acquise.

Les organisations naissantes du mouvement ouvriers vont alors construire leur propre démocratie à l’écart de la sphère politique, conformément à la Charte d’Amiens. A la différence des autres pays européens, démocratie politique et démocratie sociale seront distinctes. Il y aura des moments historiques où elles se rassembleront, en 1936, pendant la résistance et en 1946.

L’actuel président de la République s’inscrit dans la conclusion de la révolution de 1948 ; il refuse aux organisations collectives et aux corps intermédiaires, un rôle dans la définition de la loi qui doit être du seul ressort d’élus qui ne rendent de compte qu’à eux-mêmes.

Or, tout au long de leur histoire, les organisations du mouvement ouvrier ont développé une forme de démocratie dont la caractéristique principale est sa capacité à fédérer des intérêts contradictoires, professionnels essentiellement, mais aussi sociétaux. Cette capacité donne au mouvement syndical sa pertinence en matière de revendication et sa capacité d’action en dépit du faible nombre de syndiqués. Le pacte du pouvoir de vivre initié par la CFDT et regroupant une soixantaine d’organisations en est aussi un exemple.

Nos institutions représentent la quintessence de ce qu’il est possible de faire en matière de démocratie représentative, afin d’équilibrer pouvoir exécutif et pouvoir législatif, tant pour éviter le pouvoir solitaire que l’impuissance à décider d’un régime de partis. Peut-être peut-on davantage affirmer la nature présidentielle du régime tout en renforçant les droits du Parlement. Mais cela ne résoudra pas l’actuel défaut d’articulation avec le corps social. En revanche, il est possible de réfléchir à une légitimité politique pour les grandes associations et les organisations syndicales. Les réformes engagées par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy en matière de représentativité des organisations syndicales et de consultation obligatoire des partenaires sociaux avant toute loi sociale, allaient dans ce sens. Ces avancées sont aujourd’hui bafouées. Il est urgent de les réaffirmer et d’aller plus loin en faisant jouer un rôle plus normatif au Conseil Economique, Social et Environnemental.

Plus de transversalité et moins de verticalité

D’autant que la crise climatique va encore augmenter la pression sur la démocratie représentative, sans que la société civile dispose d’organisations suffisamment transversales, capables de dépasser des intérêts contradictoires, voire antagonistes, à travers des revendications qui permettraient à la représentation nationale de faire son office. Les conventions citoyennes sont des tentatives remarquables en termes de débat public, mais elles ne rassemblent que des individus qui n’innervent pas l’ensemble du corps social.

Nous sommes entrés depuis de nombreuses années dans un monde en mutation profonde et rapide qui produit de l’anxiété. Il y a bien sûr le réchauffement climatique, d’autant plus problématique que les solutions ne sont pas nationales. Citons aussi les ébranlements géopolitiques, le développement de l’intelligence artificielle et des technologies numériques, les enjeux liés au vieillissement.

Le conflit des retraites est le réceptacle de ces inquiétudes, d’autant plus que le politique échoue à donner des perspectives et à définir un projet qui articule efficacité économique et justice sociale. L’idéologie gestionnaire est toujours plus exigeante sans produire les résultats qu’elle annonce. Les oppositions ne présentent aucun projet viable qui mobilise le corps social, particulièrement les jeunes.

Face aux dossiers excessivement complexes que l’on voit poindre – gestion de l’eau, suppression des moteurs thermiques, zones à faibles émissions, rénovation des bâtiments – les pouvoirs publics nationaux et locaux, ont besoin de corps intermédiaires enracinés dans les profondeurs de la société pour favoriser des transitions sans violences. Les confédérations syndicales, les grandes associations comme France Nature Environnement ou Les Restos du Cœur, peuvent permettre à la démocratie représentative de renforcer sa légitimité si elle sait s’appuyer sur ces acteurs.

Aussi, présenter les syndicats comme des empêcheurs de tourner en rond, s’attaquer à la Ligue des Droits de l’Homme comme des malfaisants, n’est vraiment pas dans le sens de l’histoire. A moins de vouloir creuser la tombe de la Vème République avec autant d’application que Louis-Philippe a creusé celle de la monarchie.

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