Juin 2020
Au printemps dernier, le confinement a mis en avant la mobilisation de nombreux enseignants et les différences de moyens dont disposent les élèves pour réussir. Des découvertes qui n’en sont pas vraiment. Décryptage avec François Dubet, sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, spécialiste de l’école et des inégalités.

Qu’est-ce que la crise sanitaire a révélé de notre système éducatif ?
La pandémie Covid-19 a finalement mis en évidence des réalités déjà connues et repérées dans les fonctionnements de l’école et sur le plan des inégalités. Auparavant, l’inégalité était dans l’accès à l’éducation, il y avait une école du peuple et une école de riches. Aujourd’hui, tout le monde accède aux mêmes établissements mais les inégalités prospèrent à l’intérieur-même du système. Contrairement à ce qui avait été imaginé, la massification de l’éducation, c’est-à-dire des études accessibles à tous et le plus longtemps possible, n’a pas réduit la tendance du système à reproduire les inégalités présentes au sein de la société.
Cette reproduction repose aujourd’hui sur la somme d’une multitude de micro-inégalités qui concernent autant les capacités d’implication quotidienne des parents dans l’éducation de leurs enfants, que le quartier où ils habitent, l’espace disponible au sein du logement, le capital social de la famille qui détermine l’accès aux biens immatériels, qu’ils soient culturels ou relationnels dans des réseaux discriminants. Si je suis fils d’ouvrier, mes parents auront moins de temps à consacrer à mes devoirs et moins de capacités pour le faire, je n’aurai pas forcément les meilleurs professeurs, mes camarades seront à mon image, je voyagerai peu, sans trop d’occasions pour pratiquer des langues étrangères. Et ainsi de suite. Il n’y a plus une cause d’inégalité mais un ensemble d’inégalités qui se cumulent.
Le confinement a montré que tous les parents étaient mobilisés pour le succès de leur enfant, que ce sont eux qui aident mais qu’ils n’ont pas tous les mêmes moyens pour apporter cette aide. Il faut donc espérer qu’à l’avenir ces différences puissent être mieux prises en compte par les établissements pour éviter le décrochage des plus défavorisés.
Quels autres enseignements peut-on tirer de cette période ?
Chacun a pu mesurer la mobilisation des enseignants pour assurer la continuité des apprentissages. Beaucoup d’initiatives très innovantes ont été prises, et probablement davantage que si le ministère avait fixé des obligations en la matière, probablement davantage que les enseignants eux-mêmes auraient pu le concevoir ou l’exprimer s’ils avaient été sollicités par avance. Tout se passe comme si les enseignants sont prêts à se mobiliser dans la mesure où cet engagement relève de l’indépendance et la liberté de chacun. Ce qui explique le caractère très hétérogène de cette mobilisation et le fait que l’institution elle-même, qui fixe les règles, ait parue collectivement moins engagée et moins innovante. Ce n’est pas la première fois que l’on peut faire ces constatations et observer que le ministère reste généralement indifférent aux initiatives prises par les individus et certaines équipes. Là encore, il faut espérer que l’institution puisse en tirer des enseignements concernant l’autonomie des établissements, la constitution des équipes enseignantes, le recrutement et le statut des enseignants.
Enfin, un troisième enseignement, peut-être plus nouveau, émerge de la période en matière de vie scolaire. Il semble que les élèves ont surtout mal vécu d’avoir été privés de la vie sociale que leur apporte leur scolarité : les relations avec leurs camarades, les jeux auxquels ils se livrent, les informations qu’ils échangent. Cela doit nous conduire sans doute à devenir plus « scandinaves », c’est à dire à conserver certes des pratiques classiques de formation tout en accordant plus d’importance à cette dimension sociale. Par exemple, il est possible d’apprendre les règles de grammaire de façon classique, et même dans des cours à distance, ainsi que certaines notions de sciences ou d’instruction civique, tout en dégageant du temps collectif pour pratiquer à plusieurs : écrire des textes, faire des expériences ou mettre en œuvre des processus démocratiques dans le fonctionnement des établissements. Dans l’école française, les élèves font peu de choses, et peu de choses en commun ; ils apprennent et restituent.
Au-delà de la reproduction des inégalités sociales, quels autres mécanismes entrent en jeu ?
Sur le plan international, tous les systèmes éducatifs produisent des inégalités et des élites. Mais le système français est structuré pour la production de l’élite. Cela est dû à l’idée admise par tous que chacun a droit et vocation à faire partie de cette élite, cela se traduit par le fait que chacun raisonne et se situe par rapport à la « voie royale ». Par exemple, nous sommes facilement choqués par le fait que très peu de fils d’ouvriers accèdent aux formations des Grandes Ecoles et nous le sommes assez peu par la très faible proportion de fils de cadres ou d’enseignants dans les lycées professionnels ! Nous jugeons toujours le système à partir des seules élites.
Aujourd’hui, les enfants de cadres et d’enseignants représentent 60% à 70% des élèves des Grandes Ecoles et 40% des élèves dans les filières scientifiques, tandis qu’ils constituent moins de 10% des effectifs des lycées professionnels. A chaque niveau, la sélection se fait par l’échec : je rentre en filière économique et sociale parce que je n’ai pas le niveau en sciences, je deviens dentiste parce que j’ai échoué à l’internat de médecine, je vais à l’université car je n’ai pas accès aux classes préparatoires… et ceci jusqu’aux filières professionnelles courtes.
Ce fonctionnement a deux conséquences. D’abord l’arrogance de l’élite et des promus qui ont réussi. Elle est sensiblement plus forte qu’ailleurs (les rubriques nécrologiques du Monde rappellent le rang de sortie à Polytechnique des défunts !). Mais, plus grave, cette norme élitiste instaure le manque de confiance en soi de la plupart des élèves, absence de confiance plus élevée qu’ailleurs dans le monde. Cette faible estime de soi décline à mesure que l’on descend dans la hiérarchie des diplômes et des formations, jusqu’à se muer en une véritable haine pour l’école, qui représente alors le seul moyen de conserver sa dignité.
Dans ce système, tout le monde, parents comme enseignants, prône l’égalité. Mais chacun développe des stratégies inégalitaires pour ses enfants, dans le choix des établissements, entre privé et publics. Les matières à options sont défendues becs et ongles car elles permettent de se différentier et de flécher la sélection. En disant cela, je ne porte pas de jugement moral mais je fais un constat qui explique la difficulté de changer l’école.
Aujourd’hui, la crise économique va priver de débouchés professionnels les deux ou trois prochaines cohortes d’étudiants qui sortiront de l’enseignement supérieur et seront tentés de rester en formation plus longtemps. En même temps, chacun renforcera la concurrence pour accéder aux formations les sélectives et les plus « rentables ». Cette évolution aura un impact fort sur le système éducatif et renforcera plus encore la dualité du système entre les segments sélectifs et les autres.
Propos recueillis par Marc Deluzet